Commissaire de l’exposition : Philippe Régnier

Dans Les Métamorphoses dont il entreprend la rédaction en l’an I, Ovide offre dans le livre III une vision personnelle du mythe grec de Narcisse : « Près de là une fontaine dont l’eau pure, argentée, inconnue aux bergers, n’avait jamais été troublée ni par les chèvres qui paissent sur les montagnes, ni par les troupeaux des environs. (…) C’est là que, fatigué de la chasse et de la chaleur du jour, Narcisse vint s’asseoir, attiré par la beauté, la fraîcheur, et le silence de ces lieux. Mais tandis qu’il apaise la soif qui le dévore, il sent naître une autre soif plus dévorante encore. Séduit par son image réfléchie dans l’onde, il devient épris de sa propre beauté. Il prête un corps à l’ombre qu’il aime : il admire, il reste immobile à son aspect, et tel qu’on le prendrait pour une statue de marbre de Paros. Penché sur l’onde, il contemple ses yeux pareils à deux astres étincelants, ses cheveux dignes d’Apollon et de Bacchus, ses joues colorées des fleurs brillantes de la jeunesse, l’ivoire de son cou, la grâce de sa bouche, les roses et les lis de son teint : il admire enfin la beauté qui le fait admirer ».

Ce mythe de Narcisse a très vite inspiré les artistes, dès l’époque romaine, comme en témoignent les oeuvres sur ce thème retrouvées à Pompéi. Nombreux seront ensuite les peintres à reprendre cette iconographie, de l’école de Fontainebleau avec la fresque de Nicolo Dell’Abbate à partir des dessins du Primatice (Château de Fontainebleau), à Caravage (Galleria nazionale d’arte antiqua, Rome) et Poussin (Musée du Louvre, Paris). Ce récit, d’une extrême richesse, aborde en premier lieu la question de l’image, de la représentation du monde, soit le fondement même des arts visuels. A la Fondation François Schneider à Wattwiller, un centre d’art dédié à l’eau, situé à proximité d’une importante source, le mythe de Narcisse prend tout son sens puisque c’est l’onde qui devient source d’image, qui renvoie à sa surface un double de la réalité qui s’y reflète. Dans son ouvrage De Pictura, le peintre et architecte de la Renaissance Leon Battista Alberti considère que le mythe de Narcisse est le fondateur de la peinture : « J’ai pris l’habitude de dire à mes amis que selon les poètes, ce Narcisse transformé en fleur avait été l’inventeur de la peinture, et que, la peinture étant le fleuron de tous les arts, toute l’histoire de Narcisse convient parfaitement à la peinture. Pourrais-tu dire, en effet, que l’acte de peindre est chose différente de l’acte d’embrasser avec art la face de l’eau de cette source ? »

Une représentation très classique de cette iconographie ouvre l’exposition, avec une toile attribuée à François Lemoyne, Narcisse contemplant son reflet dans l’eau, datant du XVIIIe siècle et conservé au Musée des beaux-arts de Dole. Dans ce tableau, le jeune homme se contemple dans une mare devant un paysage agité caractéristique de la peinture de cette époque. Après cette toile héritière de l’histoire de l’art, l’exposition propose une lecture contemporaine du mythe. Beaucoup d’artistes ont réfléchi à cette question, directement ou indirectement, notamment Bill Viola dont la vidéo The Reflecting Pool est projetée dans une salle située tout près du tableau attribué à Lemoyne. Dans cette oeuvre de 7 minutes réalisée en 1977-79, un homme sort de la forêt et s’approche d’un bassin. Son reflet apparaît à la surface de l’eau. Il saute alors, mais au moment où son corps se fige au-dessus de l’onde, son image disparaît peu à peu… Plus loin, l’artiste japonaise Yayoi Kusama a conçu une présentation spéciale pour Wattwiller de son Narcissus Garden, ensemble de plusieurs centaines de sphères réfléchissantes qui renverront les images de chaque visiteur. A l’extérieur, sur la terrasse du centre d’art, la pièce de Dan Graham Deux cubes, l’un tourné à 45° (1986) permettra à la fois au public de se refléter dans les parois en verre, mais aussi d’apercevoir par transparence la nature et le jardin de sculptures de la Fondation François Schneider.
Au-delà du reflet en tant que tel, la nature de l’image renvoyée est aussi centrale. Ovide pose la question de la séduction de Narcisse par sa propre réflexion, de la confrontation avec soi-même, même si dans le cas du mythe, la fascination est extrême. Tout au long du parcours, l’exposition permettra à chaque visiteur, à travers les oeuvres de nombreux artistes, de se confronter à sa propre image, à son visage, à sa personne. Il en sera ainsi avec le miroir accompagné du mot « Fantôme » en néon de Claude Lévêque, Murmures (Fantôme), 2013, ou de l’image à facettes renvoyée par le Mirror Mask (2013) de Kader Attia. Pistoletto nous invitera aussi à nous interroger sur nous-mêmes avec ses Tables du jugement (1980) recouvertes de miroir. Cette dernière salle comprendra aussi des oeuvres extrêmement poétiques, comme la Barque de Saône de Marc Couturier ou la grande installation Passion oubliée (1984) de Richard Baquié. Il sera aussi question d’apparition ou de disparition avec en particulier la vidéo d’Óscar Muñoz dans laquelle un visage tracé à l’encre sur l’eau disparaît petit à petit. Certains artistes jouent également de la métaphore, convoquent l’imagination des visiteurs comme Lawrence Weiner qui proposera une oeuvre recontextualisée spécialement pour l’exposition. Le parcours s’achève par la pièce d’Ann Veronica Janssens Cocktail sculpture, un aquarium en verre rempli d’eau recouverte de paraffine, dans lequel il devient impossible de se voir…
L’exposition comprendra aussi des oeuvres produites spécialement pour la manifestation par Franck Scurti, Maxime Rossi et Adel Abdessemed.