La fluidité virtuelle de Fabrizio Plessi

Bleue et lumineuse, l’eau, transcrite en images numériques, s’écoule vers l’obscurité en une longue ligne droite captivant notre regard. Nous nous perdons dans ce courant apparemment ininterrompu et son flot inépuisable de motifs abstraits en mouvement et sommes, en même temps, fascinés par la relation d’échange tendu entre l’élément liquide primitif et la technologie. La sculpture vidéo Flusso illustre de façon exemplaire ce lien, propre à l’art de Fabrizio Plessi, entre un langage visuel séduisant et un jeu complexe de faux­- semblants, où se côtoient nature réelle et nature simulée. Elle est présentée ce printemps à la Fondation François Schneider de Wattwiller, aux côtés de cinq autres travaux majeurs de l’artiste.

L’eau et la vidéo sont les deux constantes de cette œuvre multimédia qui embrasse désormais cinq décennies. L’eau a pris une place centrale dans la pensée créatrice de Plessi dès son installation à Venise, à la fin des années 1960 : « cette même eau qui, changeante, charmante et ambiguë, vue de la fenêtre de mon atelier de Venise, pénètre à l’intérieur et dissout toute chose en une lumière liquide et fluorescente, devenant peu à peu mais avec obstination, irrésistiblement, le véritable protagoniste de mon travail ». Dans ces années‐là, des centaines de projets centrés sur l’eau, poétiques et absurdes à la fois, dessinent ce que l’artiste qualifie d’aquabiografia. Citons ainsi ses gigantesques « éponges de secours » qui sauvent Venise de la marée haute ou encore sa Cage d’eau que Plessi, très tôt actif sur la scène internationale, transpose en sculpture à l’occasion de la Biennale de Venise en 1972. La vidéo lui sert d’abord à enregistrer ses actions et performances, « à la limite de l’inutile », qui résultent de ce foisonnant répertoire d’idées et lui permettent de s’afficher comme un artiste proche du mouvement Fluxus. C’est ainsi qu’à l’automne 1973 à Paris, par une série d’actions intitulée Plessi-­sur‐Seine, il entreprend de vider la Seine avec un arrosoir.

En 1976, Mare orizzontale inaugure la longue série des sculptures vidéo de Fabrizio Plessi. Le bleu de la surface liquide s’y unit pour la première fois au bleu de l’écran. Dès lors, ces éléments en apparence si différents vont opérer une osmose aux multiples significations : « Eau et vidéo sont toutes deux liquides et ont pour fonction de transporter quelque chose […] Sur l’écran, quelque chose s’écoule ; tout ne cesse de s’y transformer. Il en va de même pour l’eau. Toutes deux sont intimement liées à la lumière qui leur confère leur beauté ». En faisant de la vidéo un élément à part entière de sa création, Plessi se réfère explicitement aux pionniers de cette technique, qui réagissent depuis les années 1960 à l’intrusion massive des médias dans la société. Au flux accéléré des images de la télévision, il répond par ses propres images ralenties à l’extrême. Il développe ainsi d’emblée un vocabulaire apaisé, limité aux seules structures de l’eau et à ses mouvements, engendrant une atmosphère méditative. Il s’agit pour Plessi « d’augmenter la température de la vidéo en la chargeant de sens et d’émotions. » Les lentes ondulations de la surface liquide artificielle suscitent de multiples émotions et deviennent les supports de notre imagination.

Les premières sculptures vidéo s’accompagnent aussi d’une nouvelle prédilection pour les matériaux simples, si possibles bruts, qui témoignent de l’affinité de l’artiste avec l’Arte Povera. Outre l’acier Corten et sa surface corrodée, il utilise la pierre, le tissu ou les troncs d’arbres, comme dans l’imposante Foresta sospesa (Forêt suspendue) présentée au centre de l’exposition. Dans ces œuvres, la simplicité du matériau répond à la clarté des formes, le plus souvent symétriques. Cette particularité s’allie, à travers un penchant de plus en plus net pour les installations de grandes dimensions, à l’usage de la répétition et de l’alignement, principes de composition inspirés du minimalisme, une tendance manifeste dans Videoland (1987), également exposé à Wattwiller.

Dans des œuvres fréquemment conçues en fonction d’un contexte spatial particulier, l’artiste cherche dorénavant à « se mesurer à un espace, un environnement, une histoire, un contexte socio-­politique ». Cette démarche postmoderne, habitée par le besoin de s’inscrire dans une tradition, s’illustre de façon spectaculaire avec Roma, œuvre majeure créée en 1987 pour la documenta 8. Dans le même esprit, au début des années 1990, avec ses Progetti del Mondo (Bombay Bombay, Bronx, Paris Paris) l’artiste propose une mise en scène théâtrale de sa perception de différents contextes urbains contemporains par la multiplication d’objets quotidiens disposés dans un ordre figé.

Cette évolution s’accompagne d’un nouveau rôle donné au temps, élément par nature fondamental à l’art vidéo. Dans Tempo liquido (1989)3, une roue de moulin, où ont été fixés des écrans vidéo, déplace des quantités d’eau imaginaires. L’eau y évoque le « flot métaphorique du temps » (Carl Haenlein) qui charrie nos mémoires individuelles et collectives. Cette confrontation fondamentale avec le temps implique aussi, chez Plessi, une réflexion sur l’histoire de sa propre création, ce dont témoigne Flusso, œuvre déjà mentionnée plus haut. Grâce à d’innombrables photocopies d’esquisses et d’études, le cours de l’eau se retrouve ici confronté à un voyage fascinant dans les méandres d’une création où, à la manière d’un alchimiste, l’artiste fusionne nature, art et technologie.

Viktoria von der Brüggen
Traduit de l’allemand par Jean­‐Léon Muller